Essais, I, XXVII, Montaigne
Commentaire composé
et proposition d'un plan alternatif
et proposition d'un plan alternatif
Les Essais, écrits
depuis le domaine où s’est retiré Montaigne de 1570 à sa mort, en 1592, est un
ouvrage riche qui suit le cours de ses lectures et de ses réflexions. Il crée
ainsi un genre nouveau, libre, qui traite de sujets variés sans prétendre en
épuiser la matière. Pour Montaigne, faire "l’essai", c’est à la fois
mettre à l’épreuve son jugement face à ses expériences de vie et de pensée mais
c’est également essayer, avec modestie, de rendre compte du cheminement de ses
réflexions, pour lui-même et pour ses
proches.
[...] Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité , par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent . En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l'une en l'autre d'un mélange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu'en répondant: « Parce que c'était lui; parce que c'était moi. »
Il y a, au-delà de tout mon discours et de ce que j'en puis dire particulièrement, ne sais quelle force inexplicable et fatale , médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus, et par des rapports que nous entendions l'un de l'autre, qui faisaient en notre affection plus d'effort que ne porte la raison des rapports, je crois par quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par nos noms. Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et réunion de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si liés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l'un à l'autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre intelligence , si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui plus de quelques années , elle n'avait point à perdre temps, et à se régler au patron des amitiés molles et régulières, auxquelles il faut tant de précautions de longue et préalable conversation. Celle-ci n'a point d'autre idée que d'elle-même, et ne se peut rapporter qu'à soi; ce n'est pas une spéciale considération , ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c'est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l'amena se plonger et se perdre dans la sienne qui, ayant saisi toute sa volonté, l'amena se plonger et se perdre en la mienne, d'une faim, d'une concurrence pareille. Je dis perdre, à la vérité, ne nous réservant rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien.
L’extrait
du Livre I, "De l’amitié", que nous allons étudier analyse avec
autant de sincérité que de finesse les liens profonds qui ont unis l’auteur et
Etienne de la Boétie depuis leur rencontre en 1558 jusqu’à la mort de La
Boétie, cinq ans plus tard. Montaigne distingue d’abord cette amitié sincère de
simples "accointances", puis il brosse le tableau touchant d’une
union fusionnelle entre les deux hommes et conclu en élevant leur rencontre au
rang d’une nécessité "fatale" difficile à exprimer.