Maximes et Réflexions diverses, La Rochefoucauld
Analyse linéaire
La Rochefoucauld s'attaque dans cette
série à l'amour, sujet d'autant plus attendu qu'il a été retardé jusque-là. Il
va le soumettre à l'analyse démythificatrice qui lui a déjà permis de montrer
l'écart entre ce qu'on entend généralement par un nom et ce que ce nom recouvre
en fait. Mais est-ce parce qu'il n'est pas précisément, lui, une "vertu"
? L'amour va offrir au moraliste une résistance que celui-ci n'avait pas encore
rencontrée. À nous de rechercher pourquoi et de voir comment vont naître de là
des perspectives et des richesses nouvelles.
Maxime 68
Il est difficile de définir l’amour. Ce qu’on en peut dire est que dans l’âme c’est une passion de régner, dans les esprits c’est une sympathie, et dans le corps ce n’est qu’une envie cachée et délicate de posséder ce que l’on aime après beaucoup de mystères.
Maxime 69
S’il y a un amour pur et exempt du mélange de nos autres passions, c’est celui qui est caché au fond du cœur, et que nous ignorons nous-mêmes.
Maxime 70
Il n’y a point de déguisement qui puisse longtemps cacher l’amour où il est, ni le feindre où il n’est pas.
Maxime 71
Il n’y a guère de gens qui ne soient honteux de s’être aimés quand ils ne s’aiment plus.
Maxime 72
Si on juge de l’amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la haine qu’à l’amitié.
Maxime 73
On peut trouver des femmes qui n’ont jamais eu de galanterie ; mais il est rare d’en trouver qui n’en aient jamais eu qu’une.
Maxime 74
Il n’y a que d’une sorte d’amour, mais il y en a mille différentes copies.
Maxime 75
L’amour aussi bien que le feu ne peut subsister sans un mouvement continuel ; et il cesse de vivre dès qu’il cesse d’espérer ou de craindre.
Maxime 76
Il est du véritable amour comme de l’apparition des esprits : tout le monde en parle, mais peu de gens en ont vu.
Maxime 77
L’amour prête son nom à un nombre infini de commerces qu’on lui attribue, et où il n’a non plus de part que le Doge à ce qui se fait à Venise.
La série forme un bloc remarquablement
homogène constitué dès la première édition à l'exception de la maxime 71 qui
date de 1678. Certains groupements, en particulier celui des quatre dernières
maximes, existaient dès le manuscrit de Liancourt. La Rochefoucauld a encore
accentué l'effet de cohérence en ouvrant la série par un essai de définition.
Mais la confrontation des maximes va faire apparaître des tensions inattendues.
En effet on observe une opposition répétée entre l'amour pur et l'amour tel
qu'il se pratique effectivement, entre ce qu'est censé représenter le mot "amour"
et ce qu'il recouvre en fait… À un tel point qu'on peut se demander si ce que
le monde nomme "amour" ne serait-il pas qu'un fantôme ?
Peut-être tout est-il déjà engagé dès la
première maxime de la série. Car s'efforcer de définir l'amour, c'est tenter de
cerner un objet et donc lui prêter une certaine réalité. Or, ici, le
renversement habituel d'un terme positif à un principe négatif ne peut se faire
aussi facilement que d'ordinaire. Cependant l'analyse de La Rochefoucauld
permet de différencier trois lieux où l'amour prend une identité différente :
l'âme, l'esprit et le corps. Le partage entre l'âme et le corps ne fait pas
problème : nous y retrouvons deux des trois concupiscences traditionnellement
distinguées depuis saint Jean. Tout d'abord la "passion de régner"
(libido dominandi) c’est-à-dire l'envie aiguë de posséder une autre âme, un instinct
de propriété poussé par notre amour-propre. Ensuite l' "envie de posséder
ce que l'on aime" (libido sentiendi). Cependant l'esprit, lui, fait
problème, et d'abord parce qu'à propos de l'amour on attendait plutôt le cœur. On
doit sans doute reconnaître en "les esprits" les esprits animaux, ces
petits corps subtils qui acheminent la vie et le sentiment jusqu'aux diverses
parties du corps selon Descartes, les équivalents de ce qu'on appellera plus
tard les nerfs. Le mot sympathie (convenance et rapport d'humeurs et d'inclinations)
semble bien confirmer cette interprétation. Ainsi on pourrait lire "Entre les
esprits, l'amour est une sympathie". Bien que, dans cette maxime, La
Rochefoucauld écrit "dans les esprits" et non "entre", il
paraît possible d'admettre une ambiguïté peut-être voulue par l'auteur. La
Rochefoucauld, en présentant des partenaires enfermés dans leur subjectivité et
leur amour-propre, semble remettre en question la notion d'un véritable
échange. Le mot "sympathie" est d'ailleurs au cœur de plusieurs
oppositions pluriel/singulier : "sympathie"/"âme",
réciprocité (échange équivalent)/domination :
"sympathie"/"régner" qui semblent renvoyer aux deux
partenaires. La conformité de la dernière assertion (proposition qu'on donne comme vraie) au modèle connu ne saurait
faire oublier la complexité de cette tentative de définition.
Absent de la maxime 68, le cœur apparaît
dans la maxime 69 de la façon la plus curieuse. En effet, pour La Rochefoucauld
comme pour toute la tradition augustinienne (pensée
marquée par l'absence d'une distinction formelle entre l'ordre des vérités
rationnelles (philosophie) et celui des vérités révélées (théologie), a inspiré
le jansénisme et le protestantisme), le cœur est le siège de tout ce qu'il
y a de mauvais dans le monde, comme le disait Pascal dans ses Pensées "le
cœur de l'homme est creux et plein d'ordure". Or voici qu'ici La Rochefoucauld
lui garde son caractère impénétrable non pour en faire le repaire de toutes les
noirceurs mais au contraire le tabernacle d'un amour pur. Les mots "exempt
du mélange de nos autres passions" précisent le sens dans lequel il faut
entendre l'adjectif "pur". En dépit de la précaution qu'introduit le "s'"
initial, nous trouvons ici la reconnaissance d'une authenticité paradoxale de
l'amour. Cependant, si cet amour est reconnu comme pur, les autres passions telles
que la vanité interviendront dès qu'on l'aura reconnu en soi et qu'on lui aura
donné un nom. Il n'y aurait donc, chez La Rochefoucauld, la possibilité d'un
sentiment vrai qu'en dehors du champ de la conscience et de celui du langage. Il
ne nous est pas donné à la fois d'être et d'être conscients, notre authenticité
nous échappe.
Nouveau rebondissement avec la maxime 70 :
la maxime 69 pouvait laisser croire que l'amour caché au fond du cœur ne
saurait le demeurer longtemps mais le participe "caché" peut prendre
deux sens : l'un passif (celui de la maxime 69 : cet amour échappe à la
conscience) et l'autre pronominal (l'amour cherche à se dissimuler). C'est cet
aspect qui est développé dans la maxime 70. Il s'agit d'une comédie qu'on ne
saurait jouer longtemps alors que justement l'amour pur de la maxime précédente
était, par définition, exempt de tout calcul et de toute affectation. L'amour
que ne peut cacher aucun déguisement est véritable. Mais du coup la maxime va
très loin, car, s'il est difficile de définir l'amour, il est facile de le
reconnaître et de le distinguer de ce qui veut se faire passer pour lui "ni
le feindre où il n'est pas". Y aurait-il, par-delà la convention que
suppose l'emploi du mot, un accord sur la chose ?
La maxime 71 pourrait le confirmer alors
même qu'elle porte sur le moment où l'amour a cessé et qu'elle apparaît plus
négative encore que celle qu'elle est venue remplacer. En désavouant leur amour
passé, les amants lui reconnaissent une existence effective : le passé "s'être
aimés" est posé avant d'être nié dans le présent "ils ne s'aiment
plus". De plus leur rupture même manifeste un certain accord. C'est donc symétrie
qui apparaît comme une sorte de démonstration par l'absurde de l'amour.
Reste sans doute à passer de cet amour
effectivement reconnu à ses effets pour tenter de le réduire. Mais le
renversement ne reproduit qu'en apparence celui que nous connaissons bien : d'habitude
La Rochefoucauld cherche à identifier le principe caché négatif (par exemple la
vanité) qui est à l'origine des effets qui paraissent positifs (la clémence).
Or selon La Rochefoucauld les effets de l'amour semblent être produits par la
haine. Le principe fondamental de l'amour peut-il être son contraire ? L'amour
peut-il être généré par la haine ? Ici nous sommes plus près du paradoxe que de
la réduction.
Plusieurs points communs invitent à
regrouper le trait satirique de la maxime 73 et l'aphorisme (Phrase qui résume en quelques mots une
vérité fondamentale) de la maxime 74. Elles ont tout d'abord une structure
syntaxique proche : celle de l'identité déceptive "on peut trouver […]
mais il est rare d'en trouver" / "Il n'y a que […] mais il y en a".
De plus on trouve dans ces deux maximes une opposition entre le modèle et la
copie. Une opposition explicite dans la maxime 74 ("une sorte
d'amour" / "mille différentes copies") et implicite dans la
maxime 73 (l'amour / la galanterie, parodie de l'amour). On a également une
opposition entre l'un et le multiple : on a dans la maxime 73 "des femmes"
/ "jamais eu qu'une" et dans la maxime 74 "une sorte
d'amour" / "mille différentes copies". Ces maximes nous montrent
qu'il n'y a qu'une seule sorte d'amour "Il n'y a que d'une sorte d'amour"
mais que toutes ses copies, aussi imparfaites soient-elles, le reflètent
chacune à sa manière et tentent inlassablement de le reproduire.
A cette vision d'un amour immobile La
Rochefoucauld paraît opposer dans la maxime 75 le mouvement continuel essentiel
à l'amour. La maxime met en évidence une tension, une opposition entre une
fixité mortelle et un mouvement vital. En effet, tant qu'il est nourri par
l'espérance et la crainte, l'amour subsiste. Il peut mourir, certes, mais il
aura vécu. Face à une essence idéale, voilà une évidence existentielle.
Les deux dernières maximes semblent,
elles, réduire l'amour à un idéal inaccessible, à un pur être de langage, et
cela d'autant plus que l'expression "peu de gens" est sûrement à
entendre comme une litote (affaiblissement
de l'expression pour laisser entendre plus qu'on ne dit) : la recherche de
la formule savoureuse s'exerce aux dépens d'une illusion à détruire. La
dégradation de l'idéal en triste réalité est très sensible dans la maxime 77
"il n’a non plus de part…". Le terme "commerces" désigne,
au XVIIème siècle, de simples relations cependant l'évocation de Venise, ville commerçante
par excellence, semble soutenir, au contraire, le sens moderne de ce terme. Le
mot commerces, en son sens moderne d'activité économique, amplifie d'autant
plus l'aspect péjoratif développé autour de l'amour.
Ainsi les dernières maximes de la série se
conforment beaucoup plus que les précédentes au modèle de l'identité déceptive auquel
la lecture du recueil nous a accoutumés. Elles nous ont d'ailleurs servi
implicitement de repoussoir pour faire ressortir l'originalité de celles qui
les précèdent. Mais elles font apparaître, elles aussi, un certain jeu, "un
battement sémantique" comme dirait Starobinski, car "le véritable
amour" doit d'abord être admis avant de s'évanouir ensuite comme un
fantôme. De plus il n'est pas dit que l'amour n'est qu'un nom, mais qu' "il
prête son nom". La Rochefoucauld, dans toute cette série, met en évidence,
à propos de l'amour, bien des variations, bien des contrastes et bien des
paradoxes. Mais le paradoxe suprême demeure celui-ci : même si le moraliste ne
peut que constater que l'amour n'est pas ce qu'il pourrait ou devrait être, il
ne s'en réfère pas moins à la connaissance intuitive, au sentiment intime de ce
qu'est, en dépit de tout, ce que nous nommons "l'amour". En effet, pour
tenir un discours sur l'amour, il faut bien recourir au mot. On ne joue pas
impunément des prestiges du langage.
Merci beaucoup ! Ça m'entraine, parce que je n'avais rien compris au maximes.
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