Analyse linéaire et plan analytique de "Le Rat et l'Huitre" de La Fontaine

Les Fables de La Fontaine
Livre VIII, Fable 9.

analyse linéaire
et proposition d'un plan analytique

En un temps où la bourgeoisie discute à la noblesse les plus hautes charges de l’Etat et où l'esprit libertin se développe, la littérature classique apparaît comme un rempart protecteur fondé sur l’autorité reconnue aux anciens et la fable est peut-être le genre littéraire qui assure le mieux cette fonction puisque son rôle ancestral est d'actualiser des percepts de sagesse antique, de transmettre et de préserver un savoir immémorial. C'est donc tout naturellement que Jean de La Fontaine, dans la fable 9 du livre VIII, Le Rat et l’Huître, accable de sarcasmes la prétention de l’ignorance qui voudrait se parer des vertus du savoir.


Un Rat hôte d'un champ, Rat de peu de cervelle,

Des Lares paternels un jour se trouva sou.
Il laisse là le champ, le grain, et la javelle,
Va courir le pays, abandonne son trou.
Sitôt qu'il fut hors de la case,
Que le monde, dit-il, est grand et spacieux !
Voilà les Apennins, et voici le Caucase :
La moindre taupinée était mont à ses yeux.
Au bout de quelques jours le voyageur arrive
En un certain canton où Thétys sur la rive
Avait laissé mainte Huître ; et notre Rat d'abord
Crut voir en les voyant des vaisseaux de haut bord.
Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :
Il n'osait voyager, craintif au dernier point :
Pour moi, j'ai déjà vu le maritime empire :
J'ai passé les déserts, mais nous n'y bûmes point.
D'un certain magister le Rat tenait ces choses,
Et les disait à travers champs ;
N'étant pas de ces Rats qui les livres rongeants
Se font savants jusques aux dents.
Parmi tant d'Huîtres toutes closes,
Une s'était ouverte, et bâillant au Soleil,
Par un doux Zéphir réjouie,
Humait l'air, respirait, était épanouie,
Blanche, grasse, et d'un goût, à la voir, nonpareil.
D'aussi loin que le Rat voit cette Huître qui bâille :
Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et, si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
Là-dessus maître Rat plein de belle espérance,
Approche de l'écaille, allonge un peu le cou,
Se sent pris comme aux lacs ; car l'Huître tout d'un coup
Se referme, et voilà ce que fait l'ignorance.

Cette Fable contient plus d'un enseignement.

Nous y voyons premièrement :
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont aux moindres objets frappés d'étonnement :
Et puis nous y pouvons apprendre,
Que tel est pris qui croyait prendre.




Modifiant la tradition, La Fontaine ne révèle la portée morale du texte qu'en dernier lieu : ni le titre ni le début du récit ne dévoile en effet la leçon finale contrairement à la source de cette fable puisque cette dernière, écrite par l'humaniste Alciat, avait pour titre éloquent le captif pour sa gourmandise. Dans cette fable La Fontaine pratique donc la mimesis : il reprend une œuvre antique et la modernise.
Cette fable peut être divisée en cinq séquences : les deux premiers vers brossent une esquisse rapide du Rat, les vers 3 et 4 présentent son départ comme une conséquence obligé du trait psychologique décrit précédemment, les vers 5 à 8 évoquent la première expérience du Rat qui fait apparaitre sa naïveté prétentieuse. Sa fatuité devient, au cours des vers 9 à 20, ridicule lorsqu'il découvre pour la première fois des huîtres. Enfin le récit s’achève, des vers 21 à 33, sur la disparition du Rat prétentieux, ignorant et imprudent, introduisant ainsi la morale finale. L'évolution du récit est particulièrement nette et simultanée sur le plan psychologique (progression de l’ignorance à la vanité) et sur le plan de la sanction (celle donnée l’huître et celle donnée par le narrateur). Il y a ici un art de dévoiler les emprises du texte à travers des péripéties narratives.
Cependant, face au récit qui met en relief la vanité et la prétention comme palliatifs et conséquences d'un manque d’expérience et qui impliquent dès lors une condamnation éthique, la moralité paraît ici quelque peu étrangère voir artificielle et greffée au récit, sur lequel se reporte dès lors l'intérêt du lecteur, sensible aux qualités littéraires d'un récit vif et animé.
Durant cette analyse nous verrons l’art et la fantaisie du récit dans cette fable puis nous exprimerons le problème de la morale.




Les deux premiers vers sont segmentés. Ils mettent en place le décor du récit. On y apprend l’identité du personnage principal "Un Rat", le lieu de l’action "hôte d’un champ" et la psychologie du personnage "Rat de peu de cervelle". Le personnage principal, appelé Rat, est un animal anthropomorphe. C'est la caractéristique principale des fables de La Fontaine, les animaux permettant à ce dernier de dénoncer les travers des hommes tout en échappant à la censure. Le Rat a décidé de quitter le foyer familial mais les termes "Rat de peu de cervelle" portent de l'ombre à cette décision. En effet l’inversion de l’ordre des mots de la phrase dénonce un choix aléatoire tandis que l'énumération des vivres "le champ, le grain, la javelle" montre que le Rat abandonne l’abondance. Cela marque ainsi son manque de sagesse et son irresponsabilité. De plus c'est un départ précipité comme le montre l’utilisation du verbe "courir" ainsi que l'octosyllabe du vers 5.
Au vers 5 commence la description du voyage du Rat. Cette description est introduite par l’apparition d’un nouvel interlocuteur. Le narrateur, qui s’exprime avec un langage d’érudition "Lares paternels", est rejoint par le Rat lui-même. Ce dernier va alors se caractériser par un vocabulaire familier. L’opposition entre les termes "case" et "monde" met en avant le changement de décor que vit le personnage. La répétition du champ lexical de la grandeur "grand" "spacieux" démontre l’émerveillement naïf de ce dernier qui est impressionné par ce monde qu'il découvre. Ainsi le Rat est discrédité par ses propres paroles.
Au vers 7 le Rat commet une maladresse de langage : il inverse les présentatifs "Voilà" et "voici". Cette inversion a pour effet de rétrécir le périmètre du lieu que visite le Rat, montrant ainsi que ce dernier ne visite pas le monde entier mais simplement quelques endroits. De plus le Rat associe deux lieux très éloignés géographiquement "les Apennins" et "le Caucase", montrant qu’il n’est même pas capable d’identifier les paysages qui l’entourent. L’opposition entre la vision grandiloquente du Rat "mont" et la vision réaliste du narrateur "moindre taupinée" démontre l’attitude excessive du Rat. Cette opposition est appuyée par l’assonance entre "moindre" et "mont". Le narrateur appelle avec ironie le Rat "le voyageur", lui attribuant ainsi l’expérience imaginaire qu’il revendique. On peut observer un enjambement entre les vers 9 et 10 qui met en lien le manque d’expérience du Rat avec l’épisode qui va suivre. Les termes "au bout de quelques jours" indiquent que le voyage qu’a fait le Rat est trop court pour qu’il puisse avoir visité beaucoup de choses et, surtout, qu'il est trop court pour qu'il puisse en tirer de vrais enseignements.
Le vers 10, par l’inversion des termes de la phrase, constitue une anticipation sur le vers suivant, l’ensemble de la phrase étant unifié par l’enjambement des vers 10 et 11 "Thétys sur la rive / Avait laissé". Le vers 10 se distingue par son registre culturel élevé "canton", "Thétys" ce qui montre que le narrateur a bien repris la parole. La localisation temporelle comme spatiale est très vague "un certain canton", "quelques jours". On peut donc se demander si le Rat sait vraiment où il se trouve. Au vers 11 les termes "mainte Huître" démontrent l'abondance de ces huîtres. Le H majuscule que porter le mot huître montre qu'il s'agit d'un personnage à part entière, tout comme le Rat, et qu’elle aura une place importante dans la suite du récit. Les noms "Huître" et "Rat" occupent d’ailleurs chacun un hémistiche. Ainsi mis en opposition, on comprend dès lors que ces deux personnages vont s’affronter. L’adjectif possessif "notre" montre une certaine familiarisation du narrateur vis-à-vis du Rat. Il semble observer avec amusement le Rat, devinant ce qui va lui arriver. Cependant le terme "notre" s’adresse également au lecteur. Ainsi La Fontaine sous-entend que nous avons tous déjà eu l’attitude du Rat. Il en conclu ainsi que chaque homme possède en lui un Rat, ce Rat étant l’allégorie de l’ignorance et de la prétention. Le terme "d'abord", placé sous l'accent fixe, montre la précipitation du jugement porté par le Rat. Cette précipitation est également démontrée par la répétition du verbe voir "voir", "voyant" ainsi que par le verbe croire "cru". Le Rat juge uniquement par l’apparence extérieure. Cette analyse superficielle est en fait la seule qu’il peut pratiquer puisqu’il ne dispose pas de connaissances en la matière. Ainsi l’ignorance est dès lors considérée comme responsable des péripéties à venir.
Le vers 13 marque le passage au discours direct, c'est-à-dire à une nouvelle prise de parole du Rat. Celui-ci met tout de suite en avant sa certitude en utilisant le terme " Certes".  Une telle affirmation, de la part d’un ignorant, démontre ainsi sa prétention. De plus l'adverbe introduit une tautologie c'est-à-dire la démonstration d’une évidence. L’oxymore "pauvre sire" marque le passage de l'aspect ironique à l'aspect burlesque. Le Rat pose un jugement sur la prudence de son père "craintif au dernier point", manifestant son désir d’émancipation. L’affirmation  "Pour moi" montre que le Rat est devenu sa propre référence, ce qui est, une fois de plus, très prétentieux de la part d’un ignorant. Il présente son voyage comme une épopée lors des vers 15 à 16, se vantant d'avoir "déjà vu le maritime empire" alors qu'il vient à peine de le découvrir. Le narrateur reprend la parole au vers 17. Celui-ci reste vague sur la nature des connaissances du Rat "choses" ainsi que sur la façon dont il les a acquis "certain magister". On comprend dès lors que ces connaissances sont totalement inexistantes et qu’il s’agit de pures spéculations du Rat.
Début d'un changement de la disposition des vers.
Le narrateur explique au début du vers 18 que le Rat clame ses exploits et partage ses sois-distantes connaissances : "les disait à travers champs". Non seulement le Rat a une attitude contraire à l’idéal de l’Honnête Homme prôné au XVIIème siècle mais en plus il est dangereux pour son entourage puisqu’il propage des connaissances erronées. Le fabuliste apporte une première conclusion au vers 19 : le Rat n'est même pas livresque "N’étant pas de ces Rats qui les livres rongeant". Il ne puise pas ses connaissances de sources sûres. Cela explique pourquoi ses connaissances sont fausses. C’est un moulin à vent, comme le laissait déjà entendre le vers 18 : "les disait à travers champs". La Fontaine dénonce ainsi le côté pédant du Rat. Le mot de fin du vers 21 "closes" rime avec le mot "choses" du 17ème vers, ce qui prouve que le Rat n'a aucune expérience des connaissances qu’il prétend tenir. De cette façon La Fontaine s’attaque aux faux savants, c'est-à-dire aux personnes qui n'ont du savoir que de la théorie. Le vrai savant, selon La Fontaine, théorise son expérience puis la pratique lui-même.
Des vers 21 à 25 le narrateur s’attache à décrire l’une des huîtres en prenant son point de vue. Cette dernière est tellement confortablement posée que le temps semble s’allonger. Cette dilatation est mise en évidence par son champ lexical "baillant", "réjouie", "épanouie" ainsi que par le passage de l'octosyllabe à l’alexandrin. Le vers, à l’image du temps, se rallonge. Ainsi on retrouve au vers 24 un rythme ternaire avec 3 verbes à l’imparfait. Cependant le vers 26 marque une coupure dans cette dilatation par le retour au présent "voit". Il permet ainsi la reprise du récit. Les termes "D'aussi loin" indiquent que le Rat porte un jugement précipité sur l’huître, ce qui est souligné par le passage du champ lexical de la vue "voit" à celui de la vision "aperçois". Ainsi les observations du Rat se font plus superficielles encore. Il tente d’analyser la situation qui s’offre à lui mais est victime de son manque d’expérience : il prétend pouvoir deviner le goût d’un met à sa couleur. Il dit alors, pour la première fois du récit, quelque chose de vrai : "je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais". En effet dans ce dilemme il attribue deux issues possibles à la situation actuelle : soit il dit vrai et il fait bonne chère soit il se trompe et il ne mangera jamais. Cependant, bien que le Rat soit convaincu d’avoir raison, le mot "jamais" placé sous l'accent fixe nous pousse à croire que ce ne sera pas le cas.
Suite à cette affirmation le narrateur reprend la parole. Les termes "Maître Rat", à vocation ironique, permettent au narrateur de se moquer du rat qui a l’orgueil d’essayer de se faire passer pour un savant. Cela est confirmé par le dernier mot du vers "espérance" qui rime avec le mot "ignorance" du vers 33. Cette espérance est causée par l’ignorance et est à l’origine des déboires du Rat. Le narrateur décrit alors le Rat en train de s’approcher de l’Huître. Les deux verbes d'actions "Approche", "allonge" prouvent la témérité du Rat. Lors des vers 30 et 31 le temps se dilate une nouvelle fois sous l’effet de l’adverbe "un peu". La Fontaine s’appesantie sur l’approche du Rat afin de mettre en avant son imprudence. Cette dilatation est, dès le vers 32, remplacée par une action brève et rapide mise en relief par la locution temporelle "tout d'un coup" placée sous l'accent fixe de l'alexandrin. À l’image des rimes embrassées des vers 30 à 33, l’Huitre, jusqu’alors très calme, se referme brusquement sur le Rat. Le premier tiers du vers 33 conclu l’action "se referme" puis les deux tiers finaux ralentissent le rythme du récit et introduisent la morale finale. Ainsi "voilà" a un rôle amphorique, il renvoie à l’ensemble du récit afin que le lecteur puisque prendre l’histoire dans son intégralité afin de la comparer à la morale.

La morale en question commence au vers 34. Le vers 34 forme une annonce du plan de la conclusion. La Fontaine propose en effet deux morales sur ce récit. Il guide le lecteur en se plaçant lui-même en observateur critique comme nous le montre le pronom "nous".
La première, utilisant le présent de vérité générale, se réfère à la naïveté du Rat ignorant. Elle s’étend sur les vers 35, 36 et 37 et est unifiée par la rime en "en". Au milieu de cette première morale le mot "expérience", ne rimant avec aucun autre mot du paragraphe, est mis en avant. Il réfère à la morale intermédiaire des vers 19 et 20 : "N'étant pas de ces Rats qui les livres rongeants / Se font savants jusques aux dents". Selon La Fontaine l’absence d’expérience devient une variante de l’ignorance ce qui lui permet de discréditer ceux qu’il appelle les faux savants.
La seconde morale s’étend des vers 38 à 39. Elle est unifiée par une rime en "prendre". Cette seconde morale est exposée sous forme de proverbe. Elle réfère, cette fois, à l’imprudence du Rat.

Cette fable se différencie beaucoup de son modèle. La Fontaine allonge son récit par plaisir et traite de manière dégradante la morale. En démarquant violemment son récit de la morale, La Fontaine veut montrer l'absurdité de celle-ci qui commence à le gêner. En la rejetant, il revendique la légitimité de son art et s'affirme en tant que poète expérimenté. Dans cette fable, Jean de La Fontaine propose au lecteur une progression pédagogique : il véhicule un enseignement, l’explique en s’appuyant sur l’exemple du Rat puis l’exprime à l’aide de la morale finale

I.             L'art du récit dans cette fable
               1.       La structure du récit
               2.       La vivacité du récit

II.            La fantaisie du récit dans la fable
               1.       Le mélange des tons     (ironique-burlesque-mythique)
               2.       La personnification des animaux             (huitre-rat)
               3.       Descriptions et comparaisons

III.            Le problème de la morale
                 1.       L'auteur fait un rappel en premier lieu
                 2.       Description de la morale
                 3.       Contenu de la morale

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